Sept thèses en guise de conclusion
Les analyses partielles qui forment cet essai ont permis d’aboutir à quelques conclusions. Je vais essayer de les énoncer succinctement sous forme de thèses (...).
1. La crise actuelle du capitalisme a pour causes un surdéveloppement de capacités de production et la destructivité, génératrice de raretés insurmontables, des techniques employées. Cette crise ne peut être dépassée que par un mode de production nouveau qui, rompant avec la rationalité économique, se fonde sur le ménagement des ressources renouvelables, la consommation décroissante d’énergie et de matières.
2. Le dépassement de la rationalité économique et la décroissance des consommations matérielles peuvent être réalisés par hétérorégulation technofasciste, aussi bien que par l’autorégulation conviviale. Le technofascisme ne sera évité que par une expansion de la société civile qui, à son tour, suppose la mise en place de techniques et d’outils permettant une souveraineté croissante des communautés de base.
3. Le lien entre « plus » et « mieux » est rompu. « Mieux » peut être obtenu avec moins. On peut vivre mieux en travaillant et consommant moins, à condition de produire des choses plus durables qui n’engendrent ni nuisances ni raretés insurmontables dès lors tous y accèdent. Seul mérite d’être produit socialement ce qui reste bon pour chacun quand tous en jouissent – et inversement.
4. La pauvreté dans les pays riches a pour cause non pas l’insuffisance des productions mais la nature des biens produits, la manière de les produire et de les répartir. La pauvreté ne serra supprimée que si on cesse de produire socialement (*) des richesses rares, c’est-à-dire réservées et exclusives par essence. Seul mérite d’être produit socialement ce qui ne privilégie ni n’abaisse personne.
5. Le chômage dans les sociétés riches reflète la diminution du temps de travail socialement nécessaire. Il montre que tous pourraient travailler beaucoup moins à condition que tous travaillent. L’égale reconnaissance et rémunération sociale de tous les travaux socialement nécessaires est la condition à la fois de la suppression de la pauvreté et de la répartition du travail sur tous ceux qui y sont aptes.
6. Le travail social étant limité aux productions socialement nécessaires, la réduction du temps de travail pourra aller de pair avec l’expansion des activités autogérées et libres. En plus du nécessaire qui leur est assuré par la production sociale, les individus pourront créer durant leur temps libre, seuls ou collectivement, tout le superflu qui leur paraît désirable. La production d’une variété illimité de biens et services dans les ateliers et coopératives de voisinage assurera l’expansion de la sphère de la liberté et le dépérissement des rapports marchands ; l’expansion de la société civile et le dépérissement de l’État.
7. L’uniformité du modèle de consommation et de vie disparaîtra en même temps que les inégalités sociales. Les individus et les communautés se différencieront et diversifieront leurs styles de vie au-delà de ce qui est aujourd’hui imaginable. Leurs différences seront toutefois le résultat des emplois différents qu’ils feront de leur temps libre et non de l’inégalité des rémunérations sociales et des pouvoirs. Le déploiement des capacités autonomes durant le temps libre sera la seule source des différences et des richesses.
(*) Une production est dite sociale quand elle est assurée par des travailleurs salariés pour le compte d'une institution (entreprise ou administration). Le travail domestique n'est pas social, quoique salarié, ni les productions que des ouvriers pourraient réaliser pour leur propre compte sur les machines de "leur" atelier.
“Ecologie et liberté” (1979), repris dans "Ecologie et politique" (Points Seuil)
Les points 3 et 4 sont évidemment cruciaux; pour en déduire une règle de conduite et espérer sortir du piège actuel, il suffit d'en inverser la perspective, de retourner le "seul mérite d'être produit" en un "seul mérite d'être consommé" ...
Evidemment, ce n'est pas cette perspective de limitation "à jamais" de la consommation aux seuls biens méritant d'être socialement produits que défend Gorz, comme le montrent ses points 6 et 7 mais il faut reconnaître aujourd'hui que c'est la chatoyante diversité des marchandises qui masque mal l'uniformité des modes de consommation soumis au marché. Se déprendre du marché reste une priorité qui passe, ne serait-ce que pour commencer, par une remise en question de notre mode de consommation.
Chiche ?
Sur le même sujet, voir aussi Quelle démocratie ? de Cornélius Castoriadis.